Après l’effroyable attentat de Christchurch, qui a vu un terroriste d’extrême-droite assassiner près de 50 personnes, nous avons assisté à une véritable hystérie collective à gauche au sujet de la “théorie du grand remplacement”, parce que le criminel y a fait allusion dans son manifeste.
Je n’aime pas cette expression de “théorie du grand remplacement” parce que les gens y mettent un peu ce qu’ils veulent, ce qui rend très facile de réfuter des thèses que personne à part quelques énergumènes ne défend.
(En particulier, on adosse fréquemment à l’idée que l’Europe connaîtrait un changement démographique sous l’effet de l’immigration celle que ce serait le résultat d’un complot des élites, alors que j’ai rarement entendu quelqu’un dire ça, sauf si on qualifie de “complot” le fait que les élites soient favorables à l’immigration bien qu’elles aient plus ou moins conscience de ses conséquences démographiques.)
Je préfère donc parler de changement démographique induit par l’immigration, ce qui a l’avantage d’être à la fois clair et axiologiquement neutre.
Il me semble que, quand ils parlent de “grand remplacement”, les gens qui s’opposent à l’immigration veulent dire que, si celle-ci se poursuit au rythme actuel, les immigrés et leurs descendants finiront par devenir majoritaire dans le pays.
Lire la suite : https://necpluribusimpar.net/un-point-sur-la-dynamique-des-populations-et-le-changement-demographique-induit-par-limmigration/
Il semble que ce soit aussi ce que Géraldine Woessner avait en tête quand elle a écrit un fil sur Twitter à ce sujet.
La pauvre femme ne s’imaginait sans doute pas à quoi elle s’exposait, car son fil a aussitôt suscité l’ire de milliers de militants de gauche, qui lui sont tombés dessus sur Twitter au motif qu’elle validerait les thèses de l’extrême-droite. Pourtant, même si je ne l’aurais pas écrit de la même façon, il me semble que ce qu’elle dit relève pour l’essentiel du bon sens.
Bref, je compte revenir sur cette question et sur les âneries qu’on entend dessus en détails quand j’aurai plus de temps, mais en attendant je voulais écrire un petit billet pour répondre à quelques arguments qu’on entend systématiquement dès que le sujet revient dans l’actualité et qui prétendent montrer qu’il est impossible ou du moins extrêmement improbable que les individus d’origine non-européenne deviennent un jour majoritaires sous l’effet de l’immigration. L’ objection la plus commune à l’idée de “grand remplacement” est peut-être celle qu’on trouve dans ce tweet, qui est une critique du fil de Woessner dont j’ai parlé à l’instant :
Ainsi, d’après cet argument, les personnes issues de l’immigration non-européenne ne peuvent pas devenir majoritaires puisque la fécondité des descendantes des immigrés converge vers celle des femmes autochtones. Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai entendu cette objection, qui pour une raison que j’ignore semble plausible à beaucoup de gens.
Il est exact que les descendantes d’immigrés non-européens ont une fécondité à peu près égale à celle des femmes d’origine européenne et je pense aussi que beaucoup de gens qui s’inquiètent du changement démographique en cours l’ignorent.
On voit sur ce graphique que les descendantes d’immigrés ont un indice conjoncturel de fécondité légèrement supérieur à celui des femmes de la population majoritaire et des descendantes d’immigrés européens, mais comme l’article ne précise pas les erreurs types et que je n’ai pas les données de l’enquête Famille et logements de l’INSEE qui me permettraient de les calculer moi-même, il est impossible de savoir si la différence est significative. De toute façon, quand bien même ce serait le cas, elle est relativement petite.
Mais il ne s’ensuit absolument pas que la proportion des personnes d’origine non-européenne ne peut pas augmenter sous l’effet de l’immigration, ne serait-ce que parce que les immigrées non-européennes ont malgré tout une fécondité bien plus importantes que les autres femmes, ainsi qu’une structure des âges plus jeune. De fait, sous certaines conditions dont il est facile de vérifier qu’elles sont réunies dans les faits, tant que les femmes immigrées d’origine non-européenne ont une fécondité supérieure à celle des femmes d’origine européenne et que le solde migratoire des individus d’origine non-européenne reste positif, c’est une conséquence mathématique que la proportion des individus d’origine non-européenne va augmenter. N’importe quelle personne ayant fini le collège et maîtrisant l’arithmétique de base devrait pouvoir comprendre ça. Il ne faut pas trop en vouloir à Colombi, car il est sociologue et on sait que beaucoup de gens dans cette profession ont du mal avec les mathématiques, même si son cas semble particulièrement grave et qu’en plus il a l’air de penser que ce sont les autres qui ont un problème. Mais ce qui est frappant c’est à quel point il est courant d’entendre cet argument, y compris de la part de gens qui a priori savent compter, à chaque fois que la “théorie du grand remplacement” revient dans l’actualité.
Une autre objection à l’idée que les individus d’origine non-européenne finiront par devenir majoritaires à moins que l’immigration ralentisse qu’on entend souvent est que beaucoup d’immigrés finissent par repartir. Colombi utilise d’ailleurs cet argument un peu plus loin dans sa critique de Woessner :
Bien sûr, il est vrai que chaque année des immigrés quittent le territoire, mais tant que le solde est positif et que les autres paramètres ne changent pas ça n’a aucun effet sur le sensdu changement démographique. Encore une fois, ce n’est pas compliqué à comprendre, donc je m’étonne que tant de gens continuent à utiliser cet argument.
Il est assez courant d’entendre les partisans de l’immigration minimiser son apport démographique de l’immigration parce qu’ils ne regardent que le solde migratoire global, qui est souvent relativement faible, i. e. entre 50 000 et 100 000 par an. Mais ce solde inclut les Français non-immigrés dont un grand nombre quittent le pays chaque année, de sorte que si on décompose le solde et qu’on regarde spécifiquement celui des immigrés, il est beaucoup plus important, i. e. entre 150 000 et 200 000 par an. (Pour des raisons sur lesquelles je ne vais pas m’étendre ici, les données de l’INSEE sur le solde migratoire, qui sont obtenues par imputation, ne sont pas de très bonne qualité et sont donc à prendre avec des pincettes, mais elle donne un ordre de grandeur.) Malheureusement, l’INSEE ne décompose pas davantage le solde migratoire en distinguant selon l’origine parmi les immigrés, donc il est plus difficile de connaître le solde migratoire des immigrés non-européens. Mais d’après Hervé Le Bras, qu’on peut difficilement soupçonner d’avoir de la sympathie pour la “théorie du grand remplacement”, il serait d’environ 130 000 par an. Pour vous donner une idée, c’est comme si on faisait entrer l’équivalent de la population de la ville d’Amiens tous les ans, ce qui n’est tout de même pas rien.
C’est sans doute parce qu’ils ne comprennent pas bien la dynamique des populations, qui est parfois contre-intuitive, que tant de gens trouvent complètement improbable l’idée que les descendants d’immigrés, qui sont pour l’instant un groupe très minoritaire, pourraient un jour devenir majoritaires. Il y a quelques années, le Monde avait publié un article qui prétendait réfuter la “théorie du grand remplacement”, dans lequel on trouve un passage qui exprime clairement cette incrédulité :
Les études de l’Insee disent pourtant tout autre chose que les livres de Renaud Camus. Publiée en octobre 2012, « Insee Référence – Immigrés et descendants d’immigrés en France » décompte ainsi 5,3 millions de personnes « nées étrangères dans un pays étranger », soit 8 % de la population. Parmi ces immigrés qui ont contribué à reconstruire la France d’après-guerre, 1,8 million viennent de l’Union européenne. Restent donc 3,5 millions de personnes, dont 3,3 millions sont originaires du Maghreb, d’Afrique subsaharienne et d’Asie. Ces immigrés venus du Sud qui font si peur aux théoriciens du « grand remplacement » représentent donc 5 % de la population française. Difficile de parler, comme le fait Renaud Camus, d’une « contre-colonisation » par les étrangers non européens…Si on élargit la notion d’immigré et que l’on prend en compte l’ensemble des descendants de ces migrants – bien qu’ils soient tous nés en France –, on trouve le chiffre de 6,7 millions. Parmi eux, 3,1 millions descendent de migrants venus du Maghreb francophone, d’Afrique et d’Asie – soit moins de 5 % de la population française. Comment pourraient-ils la remplacer tout entière ?
Il y aurait beaucoup à dire sur cet article, qui est une accumulation de sophismes plus malhonnêtes et stupides les uns que les autres (je note quand même que l’idée que les immigrés auraient “reconstruit la France” après la guerre est un mythe et que même si ce n’était pas le cas il ne s’agirait pas des immigrés qui vivent aujourd’hui en France), mais je veux juste m’attarder sur la dernière phrase.
Outre le fait que l’auteur se mélange les pinceaux et oublie les immigrés non-européens dont il vient pourtant de parler, pour ne prendre en compte que les descendants d’immigrés non-européens, même s’il était vrai que les personnes d’origine non-européenne ne représentent que 5% de la population au lieu de plus de 10% en réalité, l’idée que les descendants d’un groupe qui ne représente pour l’instant que 5% de la population ne pourrait en aucun cas devenir majoritaire est complètement absurde et c’est une preuve de la stupidité des journalistes et de la plupart des intellectuels qu’ils prennent au sérieux ce genre d’arguments. D’abord, si l’on s’intéresse aux effets démographique à long terme de l’immigration, il est extrêmement trompeur de ne considérer que leur part dans la population totale. En effet, dans un pays comme la France où l’âge médian est de près de 41 ans, la plupart des gens ne contribueront plus ou peu au renouvellement des générations. Si les individus d’origine non-européenne sont plus jeunes que la moyenne, ce qui est le cas, ne regarder que leur part dans la population totale conduit à sous-estimer l’importance que ce groupe est amené à avoir dans les décennies à venir.
De fait, quand on regarde la proportion d’individus dont au moins un parent est né à l’étranger hors de l’Union européenne chez les nouveau-nés, on voit que celle-ci est beaucoup plus importante et qu’elle a augmenté rapidement au cours des 20 dernières années.
L’évolution est encore plus rapide si l’on ne regarde que les nouveau-nés dont les deux parents sont nés hors de l’Union européenne, qui constituaient plus de 14% des nouveau-nés en 2017, alors qu’ils n’étaient que 8% en 1998. Ces chiffres surestiment quelque peu la proportion de nouveau-nés dont les parents sont des immigrés originaires d’un pays non-européen, car les parents de certains d’entre eux sont nés français à l’étranger et malheureusement le fichier des naissances que publie l’INSEE sur son site ne contient pas les variables nécessaires pour croiser pays de naissance et nationalité de naissance des parents (d’autre part certains sont nés dans un pays européen qui n’est pas membre de l’Union européenne), mais sans doute pas beaucoup et l’évolution reste spectaculaire.
Pour montrer concrètement comment, dès lors que l’immigration continue pendant suffisamment longtemps, les immigrés et leurs descendants peuvent devenir majoritaires, même s’ils constituent au départ un groupe très minoritaire et que leurs descendants ont le même indice conjoncturel de fécondité que le reste de la population, j’ai réalisé une projection dans un cas fictif mais néanmoins basé sur la situation de la France aujourd’hui. Pour être un peu plus précis, cette projection montre très approximativement ce qui se passerait d’ici à la fin du siècle si tous les immigrés non-européens qui vivent aujourd’hui en France venaient d’arriver et n’avaient encore eu aucun enfant sur le territoire français et que les divers paramètres démographiques restaient à leur niveau actuel pendant toute la période de projection. Je fais commencer la projection à 2015, car les données du recensement après cette année n’ont pas encore été publiées et c’est ce que j’utilise pour calibrer le modèle. Pour simplifier les choses, j’ai supposé que les immigrés non-européens et leurs descendants n’avaient des enfants qu’entre eux, donc la proportion de personnes d’origine non-européenne que donne le modèle est une borne inférieure de la proportion d’individus étant au moins en partie d’origine non-européenne et une borne supérieure de la proportion d’individus dont tous les ascendants sont d’origine non-européenne qu’on observerait si on relâchait cette hypothèse. En revanche, sous certaines conditions sans doute pas exactement vraies mais proches de la vérité, la proportion que donne le modèle correspond à l’apport démographique de l’immigration non-européenne, même si on relâchait l’hypothèse de non-mixité.
Les taux de fécondité par âge que j’ai utilisés sont ceux que publie l’INSEE pour l’ensemble de la population, que j’ai corrigés sur la base des chiffres donnés plus haut sur l’indice conjoncturel de fécondité par origine. J’ai fait l’hypothèse que toutes les femmes nées en France, y compris les descendantes d’immigrés non-européens, avaient exactement les mêmes taux de fécondité par âge. La structure par âge de chaque groupe au début de la projection est issue des données du recensement de 2015, tout comme celle des immigrés à leur arrivée, pour laquelle j’ai utilisé la distribution de l’âge des immigrés qui vivaient en France depuis moins de 5 ans lors du recensement. J’ai fait l’hypothèse que les immigrés qui repartaient chez eux avaient la même structure par âge pour simplifier et, faute d’avoir les informations nécessaires pour calculer la structure par âge des descendants d’immigrés avec les données du recensement, j’ai comme déjà noté plus haut supposé que la France ne comptait pas un seul descendant d’immigrés non-européens né sur place en 2015. Les descendants d’immigrés non-européens qui existaient à cette date en France sont inclus dans la population, mais ils sont considérés comme des individus d’origine européenne. Par ailleurs, j’ai supposé que le solde migratoire des immigrés non-européens restait constant en proportion de la population durant toute la période, en utilisant le chiffre de 130 000 donné par Le Bras. Enfin, j’ai fait l’hypothèse que les Français et les immigrés non-européens avaient un solde migratoire nul, même si on sait que c’est faux et qu’en réalité il est selon toute vraisemblance largement négatif.
J’ai fait d’autres hypothèses peu réalistes, mais à coté de celles dont je viens de parler (surtout l’hypothèse qu’au début de la projection il n’y avait pas un seul descendant d’immigrés né sur place en France), elles ne sont pas très importantes. J’utilise un modèle de projection par cohortes et composantes, qui est le type de modèle qu’utilisent encore la plupart des organismes nationaux et internationaux, même si depuis quelques années l’ONU utilise un modèle stochastique plus complexe. Le principe de ce genre de modèle est remarquablement simple. La population est divisée en groupes d’âge et de sexe, qui ont chacun un taux de mortalité propre, ainsi qu’un taux de fécondité dans le cas des femmes. On fait “vieillir” les cohortes en les faisant passer d’un groupe d’âge au suivant après application du taux de mortalité propre à leur groupe d’âge initial pour enlever ceux qui sont morts entretemps. Par ailleurs, à chaque itération, on calcule le nombre d’enfants qu’ont les femmes dans chaque cohorte pendant la période en utilisant les taux de fécondité par groupe d’âge et on ajoute le total des naissances au groupe des nouveau-nés. Enfin, pour tenir compte de l’immigration, on ajoute à chaque groupe d’âge le solde migratoire dans ce groupe. (Si vous souhaitez en savoir plus sur le modèle de projection par cohortes et composantes, je recommande le chapitre 12 de Demographic Concepts and Methods, le manuel de Donald Rowland.) Plusieurs études ont utilisé le même type de modèle pour projeter l’évolution de la composition ethnique d’autres pays. Par exemple, David Coleman a utilisé cette approche pour faire sa projection de la composition ethnique du Royaume-Uni, de même que Kyösti Tarvainen pour sa projection de la composition ethnique et religieuse de la population des pays nordiques.
Si vous êtes curieux et que vous souhaitez regarder comment marche le modèle de plus près et jouer avec les hypothèses, j’ai mis en ligne le code dans un répertoire sur GitHub. Le code est abondamment commenté, donc avec un peu d’effort vous devriez pouvoir vous y retrouver, même si j’ai écrit le script à la va-vite et que par conséquent ce n’est pas très propre. Je précise afin d’éviter tout malentendu qu’il ne s’agit pas d’une projection sérieuse et encore moins d’une prédiction sur l’évolution de la population française au cours du siècle à venir. Comme je l’ai expliqué plus haut, soit pour simplifier le modèle soit parce que je n’avais pas les données nécessaires, j’ai dû faire plusieurs hypothèses complètement irréalistes, notamment en ce qui concerne les conditions initiales avec l’hypothèse sur les descendants d’immigrés non-européens en début de période. J’insiste encore là-dessus parce que je veux que ce soit clair : les résultats que je présente plus bas ne disent pascomment la proportion de personnes d’origine non-européenne en France va évoluer d’ici à 2100. Le seul but de l’exercice est de montrer comment cette proportion peut augmenter rapidement même si les individus d’origine non-européenne sont au départ très minoritaires et que leurs descendants ont exactement la même fécondité que les autres natifs. Quand j’aurai plus de temps, je ferai une projection sérieuse, qui prendra notamment en compte les unions mixtes et remplacera les hypothèses irréalistes que j’ai faites pour les besoins de ce billet par des hypothèses fondées sur des données auxquelles je n’ai pas accès pour l’instant.
Bref, cette mise en garde étant faite, je vous livre sans plus tarder les résultats de la projection dans le cas du scénario décrit plus haut.
On voit que, en dépit du fait que le groupe des immigrés non-européens ne constituent au début de la projection qu’un peu moins de 6% de la population et que leurs descendants nés sur place ont la même fécondité que les autres natifs, les individus d’origine non-européenne constituent néanmoins plus de 35% de la population à la fin de la période. (Ce taux est même de plus de 42% chez les nouveau-nés, que je ne montre pas dans le graphique. Si je n’avais pas fait l’hypothèse qu’il n’y avait aucun descendant d’immigrés non-européens né sur place au début de la période, la différence entre la part des individus d’origine non-européenne dans la population totale et leur part chez les nouveau-nés serait beaucoup plus importante.) On voit également que la part des immigrés d’origine non-européenne atteint un plafond au bout de quelques années, ce qui n’a rien de surprenant et s’explique par des raisons essentiellement mathématiques. En effet, comme la qualité d’immigré ne se transmet pas à ses descendants et que les immigrés meurent comme tout le monde, tant que le taux d’immigration reste stable et que rien d’autre ne change, la proportion d’immigrés dans la population atteint un équilibre au bout d’un moment.
Même si le modèle sur lequel repose cette projection n’est pas réaliste, notamment parce que les conditions initiales ne correspondent pas à la réalité avec l’hypothèse que la France ne comptait en 2015 aucun descendant d’immigrés non-européens, les paramètres qui déterminent la dynamique de la population et de ses composantes ne sont pas trop éloignés de la réalité et le modèle permet de mieux comprendre cette dynamique dans le cas réel, au moins qualitativement. (D’ailleurs, si je fais tourner le modèle jusqu’en 2070, j’arrive à une population d’environ 74,8 millions d’habitants, alors qu’en 2016 l’INSEE projetait 76,5 millions d’habitants à cette date en partant des données du recensement de 2013. Dans ma projection, je fais une hypothèse légèrement plus basse sur la fécondité, car j’ai utilisé les données du recensement de 2015 pour calibrer le modèle et la fécondité avait un peu baissé par rapport à 2013. Mais quand j’utilise le même indice de fécondité que l’INSEE dans sa projection, la différence n’est plus que de quelques centaines de milliers d’habitants. Cela tend à montrer que, même si j’ai codé ça rapidement pour les besoins de ce billet, ma projection n’est pas complètement délirante.) Je vous encourage donc à jouer avec le script pour voir comment la projection change en fonction des hypothèses que l’on fait et obtenir ainsi une compréhension plus intuitive de la dynamique de la population et de ses composantes.
L’intérêt de cet exercice est qu’il montre que, même si un groupe est pour l’instant très minoritaire, sa part dans la population peut tout à fait croître rapidement et qu’il peut même devenir majoritaire dès lors que l’immigration continue à l’alimenter pendant suffisamment longtemps et à un rythme suffisamment soutenu. Sous certaines conditions, il n’est même pas nécessaire que l’immigration soit particulièrement importante. Je rappelle que, pour faire la projection dont j’ai présenté les résultats plus haut, j’ai simplement fait l’hypothèse que l’immigration continue au taux actuel. Mais si l’on suppose que, à partir du début de la projection, le solde migratoire est deux fois plus important que son niveau actuel en proportion de la population, la part des individus d’origine non-européenne dans la population augmente de manière beaucoup plus spectaculaire.
Dans ce scénario, les personnes d’origine non-européenne représentent plus de 53% de la population en 2100, alors qu’elles ne représentaient même pas 6% de la population en 2015. (Chez les nouveau-nés, que je ne montre pas sur le graphique, cette proportion atteint même 62%.) Pourtant, comme dans le scénario précédent, j’ai supposé que les descendantes d’immigrés non-européens avaient exactement la même fécondité que les autres natives.
L’idée que le niveau de l’immigration pourrait augmenter de manière importante à moins que notre politique en la matière change n’a rien de saugrenue. Non seulement plusieurs pays occidentaux ont actuellement des niveaux d’immigration bien plus élevés que la France, mais les projections de l’ONU pour l’Afrique dans les années à venir montrent que sa population va exploser.
On voit que, d’après l’estimation médiane, la population africaine va passer d’un peu plus d’un milliard aujourd’hui à environ quatre milliards et demi en 2100. Elle sera multipliée par près de trois même si on retient l’estimation basse. Il n’est pas nécessaire de croire aux prédictions apocalyptiques de Stephen Smith, dont les chiffres me semblent assez fantaisistes, pour penser que la pression migratoire va augmenter considérablement au cours du reste du 21ème siècle. C’est d’autant plus vrai que, comme l’a expliqué Michael Clemens (qui est pourtant un partisan de l’abolition des frontières), indépendamment de l’augmentation de la population africaine, le développement économique va probablement provoquer une augmentation de l’immigration depuis l’Afrique et non pas l’inverse, au moins dans un premier temps.
La question du niveau de l’immigration dans les décennies à venir est crucial pour déterminer comment la composition ethnique de la population française va évoluer, car le modèle permet également de s’apercevoir que c’est surtout cela qui déterminera à quelle vitesse la proportion des individus d’origine non-européenne dans la population augmente. Ainsi, si l’on fait l’hypothèse que le solde migratoire reste constant au niveau actuel, mais que les immigrées d’origine non-européenne ont la même fécondité que les autres femmes, la situation ne change pas dramatiquement par rapport à ce que nous avions vu dans le premier scénario.
En effet, dans ce scénario, la part des personnes d’origine non-européenne passe de moins de 6% à plus de 27%, contre 35% quand on fait l’hypothèse que les femmes immigrées non-européenne ont un indice conjoncturel de fécondité de 3.
Je sais déjà que, en réponse à ce billet, outre les inévitables accusations de racisme, les gens qui prétendent que l’idée que les individus d’origine non-européenne pourraient devenir majoritaires sous l’effet de l’immigration vont répondre en parlant de choses sur lesquelles je n’ai absolument pas pris position dans ce billet. Par exemple, ils diront que les descendants d’immigrés non-européens vont s’assimiler et donc qu’il n’y a pas lieu de les distinguer du reste de la population, mais je n’ai absolument pas pris position sur cette question. Même si les descendants d’immigrés non-européens s’assimilent parfaitement, ça ne changerait rien au fait qu’ils ont une ascendance non-européenne, ce dont je parle dans ce billet. Si ce qui dérange les gens dans la “théorie du grand remplacement”, ce n’est pas la prédiction que la proportion des individus dont les ancêtres vivaient hors d’Europe dans la population française va augmenter et qu’ils pourraient même devenir majoritaires, mais l’idée qu’ils ne vont pas s’assimiler, alors ils devraient dire ça et arrêter de prétendre qu’un tel changement démographique n’a aucune chance d’arriver. Au lieu de ça, ils utilisent des arguments fallacieux pour nier la possibilité de ce changement, comme lorsqu’ils répondent en disant que les descendantes d’immigrés non-européens ont la même fécondité que les femmes d’origine non-européenne. De la même façon, si c’est l’aspect complotiste de cette théorie qui les dérange, ils devraient admettre que le changement démographique lui-même est plausible mais qu’il n’est pas le résultat d’un complot. Mais ce n’est pas du tout ce qu’ils font : au contraire, ils nient la réalité du phénomène démographique sous-jacent et utilisent l’accusation de complotisme pour rejeter en bloc tous les discours sur le “grand remplacement”, ce qui montre bien que ce n’est pas seulement l’aspect complotiste qui les dérange.
De même, je n’ai rien dit sur la question de savoir si le changement démographique induit par l’immigration était une bonne ou une mauvaise chose, mais ça n’empêchera pas beaucoup de gens de répondre que mes propos sont scandaleux car ce changement ne pose aucun problème et qu’il est raciste de laisser entendre le contraire. J’ai une opinion sur la question et je ne m’en suis jamais caché, mais c’est une autre question et ce n’est tout simplement pas ce dont j’ai parlé dans ce billet. Même si ces gens ont raison et que le changement démographique induit par l’immigration ne pose aucun problème, affirmer cela ne répond donc en aucune façon à ce que j’ai dit ici. Si les gens pensent que l’augmentation de la part des individus d’origine non-européenne n’est pas un problème, alors ils devraient se contenter de défendre cette position et d’essayer de convaincre les autres qu’il ne faut pas s’inquiéter de ce phénomène, sans chercher à nier la réalité de celui-ci à l’aide d’arguments fallacieux. Mais la vérité est qu’ils savent que la plupart des gens sont en désaccord avec eux sur ce point et que, plutôt que d’essayer de les faire changer d’avis, ils trouvent plus facile de prétendre que le changement démographique induit par l’immigration est un fantasme. Procéder de la sorte est profondément malhonnête et même antidémocratique : c’est un moyen de faire prévaloir son opinion sans avoir à convaincre les gens de son bien-fondé.
On va sans doute aussi me répondre que les individus d’origine non-européenne ne deviendront majoritaires que si l’immigration se poursuit. Évidemment, c’est un truisme que si l’immigration s’arrête ou ralentit suffisamment, le changement démographique dont parlent les adeptes de la “théorie du grand remplacement” n’aura pas lieu. Mais outre le fait que, comme je l’ai noté plus haut, il est tout à fait improbable que cela se produise, les gens qui s’opposent à cette théorie sont généralement favorables à une augmentation de l’immigration, donc s’ils répondent de cette façon ils admettent en creux que, si on adoptait la politique qu’ils préconisent, on rendrait le changement démographique dont parle la “théorie du grand remplacement” probable. Je ne suis pas sûr que ce soit de nature à rassurer les gens que la perspective d’un tel changement démographique inquiète… Si vous répondez à des gens qui s’inquiètent du changement démographique induit par l’immigration que celui-ci est conditionné à la poursuite de l’immigration, non seulement ils vous répondront qu’ils n’avaient pas besoin de vous pour comprendre ça, mais de plus ils diront que, de leur point de vue, c’est une raison pour arrêter ou du moins drastiquement réduire l’immigration.
Enfin, je sais qu’on va me répondre que ma projection repose sur des hypothèses irréalistes, donc qu’elle ne nous dit pas ce qui va se produire. (On va notamment insister sur l’hypothèse de non-mixité, alors que sous certaines conditions sans doute pas exactement vraies mais proche de la vérité, cette hypothèse n’a aucune incidence sur l’évolution de la proportion moyenne d’ascendance non-européenne dans la population, qui est ce dont je parle dans ce billet, mais affecte seulement sa variance. L’hypothèse de non-mixité n’importe vraiment que si l’on parle de l’assimilation, mais comme je l’ai noté plus haut, j’ai choisi d’ignorer cette question dans ce billet.) Mais j’ai moi-même pris la peine de noter cela explicitement à plusieurs reprises ! Mon seul but dans ce billet était de montrer que la plupart des arguments qu’on entend régulièrement contre l’idée que les personnes d’origine non-européenne pourraient devenir majoritaires si l’immigration se poursuit reposent sur une mauvaise compréhension de la dynamique des populations, pas de prédire le déroulement du changement démographique induit par l’immigration. Si c’était ce que j’avais voulu faire, je n’aurais pas fait l’hypothèse qu’il n’y avait en 2015 aucun descendant d’immigrés non-européens nés en France… Les hypothèses irréalistes que j’ai faites m’ont permis de simplifier le modèle et ainsi d’expliquer comment la proportion d’individus d’origine non-européenne peut augmenter sous l’effet de l’immigration même si la fécondité des descendantes d’immigrés non-européens est la même que celle des autres femmes sans avoir à introduire de complications inutiles.
Encore une fois, quand j’aurai le temps, je ferai une projection sérieuse et si possible je ferai en sorte que les gens puissent voir comment les résultats sont affectés par les hypothèses que l’on fait sans qu’ils aient besoin de savoir coder, en utilisant Shiny ou quelque chose de ce genre. Je pense qu’un tel exercice serait particulièrement utile car, autant à gauche les gens sous-estiment l’importance du changement démographique en cours, autant à droite on observe le biais exactement inverse, avec beaucoup de gens qui pensent que les individus d’origine non-européenne vont devenir majoritaires d’ici quelques années seulement. La vérité est qu’il ne fait aucun doute que la France et plus généralement l’Europe connaissent depuis quelques décennies un changement démographique inédit, même s’il n’est pas aussi rapide que beaucoup de gens à droite l’imaginent et qu’il va dépendre de l’évolution des paramètres démographiques, notamment la fécondité et le solde migratoire. Bref, le débat sur le changement démographique induit par l’immigration est loin d’être clos, mais j’espère au moins que ce billet vous aura aidé à comprendre un peu mieux les mécanismes sous-jacents et pourquoi certains arguments qu’on entend constamment à ce sujet sont complètement fallacieux.
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