Publié
le 03/04/2019 à 15:50
Valeurs
actuelles a réuni l'un des
ministres les plus politiques du gouvernement et l'écrivain phare de la droite
française. Deux bretteurs qui se connaissent et s'apprécient. Deux conceptions
souvent opposées de la civilisation. Deux choix de société pour un continent en
déclin.
Quelles
définitions donneriez-vous du zemmourisme, monsieur Darmanin ?
G.
D. Il y a plusieurs périodes
Zemmour, à mon sens. C’est un intellectuel de droite qui ne doit pas être
enfermé dans une pensée globale. Quand j’étais étudiant puis militant et jeune
élu, j’ai lu tous ses ouvrages. Certains m’ont plu tout particulièrement : l’Homme
qui ne s’aimait pas est certainement un des livres que j’ai le plus
relus. J’avoue moins apprécier Destin français car il ne
remplacera pas Bainville. Et, dans ses derniers livres, je trouve qu’Éric
Zemmour essaie un peu trop de faire rentrer la réalité dans ce qu’il décrit. Il
devient un peu moins libre dans sa pensée qu’il ne l’était dans ses premiers
ouvrages. Éric Zemmour, qui était attaché à une droite faisant la part belle à
la liberté individuelle, devient, au final, très sartrien.
E.
Z. Ah non, au contraire. Je
suis très antisartrien ! Je suis de plus en plus essentialiste et non pas
existentialiste.
G.
D. Vous avez pourtant une
explication très sartrienne sur l’État social…
Lire la suite :
E.
Z. C’est du marxisme. Et je ne
récuse pas cette caractéristique-là dans mon explication du monde. En revanche,
je ne considère pas qu’il y a plusieurs périodes dans mon œuvre. L’intellectuel
Mathieu Bock-Côté, seul lecteur québécois à avoir lu mon Livre noir de
la droite de 1998, m’a récemment confié qu’en vingt ans rien n’avait
changé et que l’on retrouvait le constat actuel dans cet ouvrage. Dès la fin
des années 1980, mon grand sujet de querelle a porté sur l’immigration et
l’islam. Car nous ne sommes plus dans un phénomène d’assimilation des nouveaux
immigrants mais dans un phénomène de défrancisation générale. Certes j’ai
l’esprit de système, mais je ne veux pas faire rentrer de force le réel dans
mon système. Au contraire, le réel rentre de plus en plus dans celui-ci, et
parfois cela m’affole. En 1944, le fils Mauriac demandait à de Gaulle ce qu’il
pensait de Maurras et il lui a répliqué : « Il est devenu fou à force
d’avoir toujours raison. » Moi je dis à ma femme : « Tu
m’enfermeras à l’asile : à force d’avoir raison je vais finir par devenir fou !
»
Éric
Zemmour, comment définissez-vous le macronisme ?
E.
Z. Depuis l’élection de notre
président, j’explique que le macronisme repose sur l’alliance de deux
bourgeoisies progressistes, l’une de droite et l’autre de gauche, qui veulent
adapter la France à la mondialisation anglo-saxonne. Emmanuel Macron a, en
fait, réalisé le rêve de Giscard : l’alliance entre l’UDF et la deuxième
gauche.
G.
D. Zemmour n’a pas tout à fait
tort électoralement en parlant du macronisme comme cela. Une certaine
bourgeoisie compose effectivement son cœur électoral même si ce serait nier
l’ampleur du vote populaire et rural, ce qui serait donc très réducteur. Il y a
les électeurs de droite orléanistes et les électeurs de gauche rocardiens, pour
qui j’ai du respect. Il y en a aussi beaucoup d’autres, tant le président de la
République a transcendé les clivages.
Au
départ, je ne suis pas très attaché au macronisme, qui, parce qu’il ne se
résume pas à une explication simpliste du monde, est d’ailleurs difficile à
définir. Mais je suis attaché à Emmanuel Macron, un personnage très français,
romantique au sens politique du terme. Il a tourné le dos au système, est
difficile à catégoriser. À mes yeux, il correspond à l’homme providentiel
qu’ont essayé de se choisir les Français.
J’ai
rejoint Emmanuel Macron car je me suis opposé à François Fillon, représentant
d’une mauvaise vision conservatrice. Je me sens aussi beaucoup plus proche de
notre président que de Laurent Wauquiez, lequel incarne la chose la plus
rétrécie que la droite française ait offerte à ses électeurs depuis très
longtemps. Il y a, en revanche, beaucoup de Nicolas Sarkozy chez notre
président actuel, dans son travail ou dans son côté affectif.
E.
Z. Je suis d’accord, et c’est
de plus en plus manifeste.
Cette
droite qui s’est imbriquée dans le macronisme, que l’on pourrait qualifier, à
votre exemple, de « darmanisme », comment la qualifierez-vous ?
E.
Z. Si on est méchant, on peut considérer que
la figure de monsieur Darmanin est de l’arrivisme politique, qui a trahi son
séguinisme d’origine. On peut aussi l’envisager, et c’est ainsi que je le vois,
comme un épiphénomène, non représentatif du ralliement de la droite bourgeoise.
Alain Juppé et Jean-Pierre Raffarin le sont davantage. En tout cas, je suis
d’accord avec vous, Gérald Darmanin, Emmanuel Macron est très français, même
dans son adaptation du libéralisme qui est un colbertisme et un
saint-simonisme.
G.
D. Pour mes choix politiques, je dirais que
ceux qui ont les mains pures n’ont plus de mains à la fin. On peut se permettre
d’avoir une idéologie pure lorsque l’on n’est pas dans l’action. Mais que
serait un homme politique qui n’agirait jamais et ne serait pas confronté au
réel ? Philippe Séguin était ministre des affaires sociales dans le
gouvernement le plus libéral de la République… J’essaie d’incarner une droite
populaire qui ne se confond pas avec la droite conservatrice. Dans le débat
européen, j’ai été l’un des seuls députés UMP qui ait voté contre le traité de
2005 puis celui de 2012 car j’estimais qu’on trahissait la parole du peuple. A
l’époque, Christian Jacob ou encore Laurent Wauquiez m’avaient sermonné parce
que je ne votais pas pour un traité de Nicolas Sarkozy et d’Angela Merkel.
Emmanuel Macron n’est pas comme ça et je me sens plus respecté dans ma liberté
d’expression dans les rangs d’En marche que dans ceux de l’ex UMP.
E.
Z. Justement, comment
pouvez-vous être contre le référendum de 2005 avec un président militant pour
la souveraineté européenne ? Idéologiquement, vous faites la culbute !
G.
D. J’étais contre le fait qu’on ne donne pas
la parole aux peuples et je pense que les choses mériteraient d’être revues,
notamment à l’aune du départ du Royaume-Uni. Ce départ va être propice à une
discussion européenne. Je ne suis pas toujours d’accord avec l’intégralité de
ce que pensent certains marcheurs, et j’apporte ma voix dans ce que propose
Emmanuel Macron. C’est ça la politique, apporter sa voix.
Vous
venez tous les deux du séguinisme. Le 5 mai 1992, à l’Assemblée, Philippe
Séguin prononçait ces mots : « La construction européenne se fait sans
les peuples, elle se fait en catimini, dans le secret des cabinets, dans la
pénombre des commissions, dans le clair-obscur des cours de justice. » Avait-il tort ?
G.
D. Paradoxalement, le pouvoir
se fait toujours dans la pénombre des cabinets, alors qu’il n’y a jamais eu
autant de volonté de transparence. C’est d’ailleurs pour répondre à cette
dérive que le président de la République a souhaité replacer les peuples au
cœur du projet européen, à travers les consultations citoyennes. Philippe
Séguin a été un très grand homme d’État sans pouvoir être un très bon homme
politique, c’est là son malheur personnel. Quand il a été au gouvernement, il
n’a pas remis en cause l’Acte unique. Il a accepté pendant très longtemps la
vision très libéralo-européano-mondialiste de Jacques Chirac, avant de s’y
opposer sur le tard…
E.
Z. L’ADN de la construction
européenne est contenu dans cette phrase de Philippe Séguin. Il n’y a pas de
carences démocratiques : c’est le propre de la construction de l’Union européenne
de s’être faite dans l’ombre, car ses fondateurs savaient que les peuples n’en
voudraient pas. Ils étaient attachés aux nations alors que les pères fondateurs
comme Jean Monnet voulaient leur disparition : à leurs yeux, elles signifiaient
la guerre. La construction européenne consiste en fait en un vaste complot
d’élites qui se croient éclairées contre les peuples qu’elles pensent enfoncés
dans l’obscurantisme du nationalisme.
G.
D. Cette critique n’est pas
propre à Monnet et aux pères fondateurs : quand le général de Gaulle est arrivé
au pouvoir en 1958, il n’a pas organisé de référendum sur l’Europe. Il n’a pas
non plus demandé l’adhésion des peuples lorsqu’il a fait l’Union européenne…
E.
Z. Le général de Gaulle a voulu
utiliser l’union des six de la construction européenne de l’époque comme levier
d’Archimède de la France pour retrouver son rang perdu à Waterloo. Si l’on se
penche sur leur proximité géographique, on constate que cela correspond à
l’empire de Napoléon : ce n’est pas un hasard, il s’agit de la zone normale
d’influence française. Le général de Gaulle faisait cette analyse-là, et il
avait même dit à Peyrefitte : « À six nous ferons autant que les
États-Unis et l’URSS. » Sauf qu’aujourd’hui, ce sont les Allemands qui
ont adopté la méthode gaullienne. C’est là l’échec français.
Emmanuel
Macron avait appelé à défendre «
une souveraineté européenne réinventée » devant le Parlement européen en avril 2018. Ce
concept n’est-il pas un mythe ?
E.
Z. Il n’y a pas de souveraineté
sans nations et il n’y a pas de nation européenne !
G.
D. Le président de la
République ne dit pas l’inverse. Il ne dit pas autre chose que ce que disait
jadis le général de Gaulle. Celui-ci n’a jamais nié le fait que l’on était des
Européens. L’erreur est de penser qu’il n’y a pas de nations, de frontières,
que le marché fait le bonheur des hommes. Ce délire fédéral, qui est celui
d’une partie de la gauche et de la droite française, n’a jamais été le mien. Et
je concède qu’il y a sans doute autour du président de la République des gens
qui estiment que nous devons tendre vers ce but. Mais c’est une erreur, car ce
n’est pas le réel.
E.
Z. Il faut distinguer deux
choses. Il y a d’un côté l’émergence économique de la puissance chinoise, le
statut de la puissance américaine et l’abaissement de la puissance française.
Mais Gérald Darmanin a parlé de civilisation, et je voudrais qu’il écoute cette
phrase de Paul Valéry : « Toute race, et toute terre, qui a été
successivement romanisée, christianisée et soumise, quant à l’esprit, à la
discipline des Grecs, est absolument européenne. » C’est ça, l’Europe
! L’Europe n’est pas autre chose que ça. La crise de l’Europe repose d’abord
sur l’abandon d’une civilisation, au double profit de l’économie de marché et
d’une idéologie mondialiste. L’Union européenne a été un ferment fondamental de
cela. Il y a une volonté de déni, par l’Union européenne, de sa propre civilisation.
Avec une France malheureusement en première ligne, au moment de la décision par
Jacques Chirac et Lionel Jospin de renoncer aux racines chrétiennes de
l’Europe.
G.
D. Je ne crois pas que ce soit
totalement vrai culturellement. L’Union européenne nous offre des moments de
satisfaction. Voyez ce que l’on a fait, à l’initiative de la France, sur les
droits d’auteur : on a dit zut aux Américains et on a protégé les droits
d’auteur et les droits voisins. C’est pour moi une victoire de la civilisation
européenne. Quant à la phrase de Valéry, elle me semble frappée au coin du bon
sens. C’est une évidence.
E.
Z. Pas pour tout le monde ! Si
vous demandez ce qu’il en pense à Pierre Moscovici, il vous dira que c’est pour
exclure les musulmans qu’on dit ça…
G.
D. J’ajouterais que les
civilisations ne sont pas immobiles. Regardez les Américains : si on devait les
définir, on parlerait de leurs origines anglaises, de leur goût pour la
liberté, de leur monnaie unique et de la prégnance de la religion. Or, qui incarne
aujourd’hui quelque chose de très nouveau chez eux ? Alexandria Ocasio-Cortez,
une jeune congresswoman de 29 ans, latino, portoricaine… Je ne
renie ni les racines chrétiennes ni les racines hellénistiques de l’Europe,
mais les civilisations évoluent : le temps fait son office, se rajoutent un
certain nombre d’histoires personnelles dont les musulmans font partie : les
tirailleurs, les harkis par exemple, en ce qui concerne le « roman
français ».
Le
libéralisme, ou sa déviance, le néo libéralisme, semble être la doctrine
consubstantielle de l’Europe. Est-ce un horizon dépassable ?
G.
D. L’Europe n’est absolument pas libérale.
Même le patronat français n’est pas libéral… Nous avons un système très
redistributif et nous payons beaucoup d’impôts. Au contraire : l’Europe rate
son moment libéral, car l’Europe souffre de son manque d’initiatives, de son
manque de libertés individuelles. Je tiens aussi à dire que le marché commun,
auquel je suis très attaché, n’est pas synonyme du concept de libre-échange. Sans
marché commun, nos agriculteurs seraient lésés. Tout cela est éminemment
politique, et c’est pour cela que les élections européennes sont importantes.
C’est-à-dire
?
G.
D. Les sortants de ces élections sont les
eurodéputés FN. Qu’ont-ils apporté ? Rien. Lors des prochaines élections, la
vraie internationale sera nationaliste, et monsieur Salvini fait sa politique
contre les intérêts français. Ce sont des gens qui ont organisé le manque
d’influence française au sein des institutions européennes.
E.
Z. Je vais avoir un point d’accord avec vous
: aucun eurodéputé français ne sert à rien. Depuis trente ans, il y a une
alliance entre le PPE et la sociale démocratie du PSE, les deux groupes
majoritaires qui codirigent le parlement européen. Les Français y font de la
figuration. La nouveauté c’est qu’avant, les Français avaient beaucoup de poste
administratifs, même les postes de la commission sont dévolus aux Allemands.
G.
D. Eric Zemmour va pouvoir voter pour la
liste d’Emmanuel Macron ! Car notre stratégie consiste justement à empêcher le
syndicat de copropriété du PPE et des socio-démocrates. Nous voulons pouvoir
mettre un biais : notre liste n’ira ni au PPE ni chez les socialistes. Beaucoup
de choses nous différencient de ces derniers, puisqu’Emmanuel Macron propose de
remettre à plat les accords de Schengen. Il y a une troisième voie qui peut se
construire avec d’autres pays.
E.
Z. Je vais vous raconter une anecdote. Quand
François Hollande a été élu, il avait dit qu’il renégocierait le traité
budgétaire qu’avait négocié Nicolas Sarkozy et Angela Merkel. Et pendant toute
la campagne, je disais aux socialistes qu’ils n’y arriveraient pas et qu’ils
allaient céder. Comme vous, ils m’assuraient que la politique le permettrait.
Résultat : les socialistes se sont couchés à la première heure. Il y a un
rapport de force que vous n’allez pas ignorer vous aussi !
Quel
regard posez-vous sur les démocraties de l’Est qu’Emmanuel Macron montre du
doigt en dénonçant leur tentation « illibérale » ?
E.
Z. Il y a deux choses différentes.
D’abord, il y a la civilisation européenne, telle que je l’ai définie tout à
l’heure, que seuls défendent les pays de l’Est. Et deuxièmement, il y a la
démocratie illibérale. Il y a vingt ans, j’ai écrit un livre sur le coup d’État
des juges. Ce qu’on appelle aujourd’hui la démocratie illibérale, c’est
justement la démocratie, celle d’antan. Celle où la majorité du peuple a le
pouvoir, et non pas des oligarchies judiciaires, technocratiques ou financières
et des minorités telles que les groupuscules antiracistes, LGBT… qui font le
pouvoir sous la protection du juge. Ça, c’est la démocratie libérale
d’aujourd’hui, où l’oligarchie gouverne. Les démocraties des pays de l’Est sont
en réalité la vraie démocratie.
Aujourd’hui,
le général de Gaulle serait traité d’illibéral ! De Gaulle n’aurait jamais
admis que le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État fassent la loi. Que
les LGBT fassent la loi ! Aujourd’hui, le Conseil constitutionnel, la Cour de
justice de l’Union européenne et la Cour européenne des droits de l’homme nous
disent ce qu’il faut faire. Imaginez que l’on veuille supprimer le regroupement
familial : nous serions condamnés immédiatement par la Cour de justice de
l’Union européenne et par la Cour européenne des droits de l’homme.
G.
D. Il y a de nos jours une
attaque générale contre la démocratie. Desproges disait : « La
démocratie est la pire des dictatures parce qu’elle est la dictature exercée
par le plus grand nombre sur la minorité. » L’enjeu de la démocratie
est d’éviter que la majorité, parce qu’elle est politiquement majoritaire,
puisse donner juridiquement tort à un certain nombre d’oppositions.
Comment
les démocraties ont-elles réussi à résoudre cette équation ? En inventant
l’État de droit. Et que font les cours que vous évoquez ? Elles garantissent un
minimum de droits accepté par le pouvoir souverain, puisque c’est la
Constitution qui a créé le Conseil constitutionnel. Peut-être que le président
de la République, au lendemain du grand débat, répondra aux problèmes
économiques, de pouvoir d’achat, d’immigration, d’identité, de
décentralisation, par des mesures de refondation institutionnelle. Mais je suis
aussi très hésitant à toucher à nos institutions : c’est grâce à elles que,
même à 10 % d’opinions favorables, François Hollande a pu envoyer des
militaires au Mali, et elles sont une garantie importante pour rassurer les
investisseurs et nos prêteurs.
E.
Z. Moi je ne veux pas toucher
aux institutions, je veux y revenir ! Il y a un dévoiement de la Ve République.
Vous connaissez le mot de Marie-France Garaud ? « Mitterrand a tué la
Ve République par orgueil, Giscard par vanité et Chirac par inadvertance.
» Nous ne sommes plus dans la Ve République.
Nombre
de gens reprochent à l’Union européenne d’être passée de normes économiques à
des normes morales. Faites-vous ce constat ?
G.
D. Ça ne me paraît pas infondé.
Nous sommes partis d’un projet économique, et l’Union intervient de plus en
plus sur des sujets qui relèvent de l’identité des nations. Éric Zemmour
considère que les valeurs choisies par l’Union européenne sont de l’anti-morale
européenne. Il ne reproche pas à l’Union européenne d’être morale. Il lui
reproche le fait que ses valeurs ne soient pas les siennes, en clair.
E.
Z. Exactement.
G.
D. Donc il n’est pas anormal de
constater qu’il y a aussi de la morale dans les jugements rendus par les Cours
européennes.
E.
Z. Il faut surtout poursuivre
la question : les normes économiques ont entraîné les normes morales. Le
mondialisme économique a entraîné un mondialisme moral.
G.
D. C’est vrai dans toutes les
sociétés. Il est par ailleurs étonnant d’être contre la mondialisation. On peut
aussi être contre le soleil ou la pluie…
E.
Z. Vous avez parfaitement
raison, la mondialisation a toujours existé. On devrait parler de globalisation
pour être plus juste, parce que c’est une idéologie.
G.
D. Parfait. Mais il y a
maintenant des événements nouveaux auxquels le logiciel Zemmour doit avoir du
mal à s’adapter. Le Brexit, par exemple. Pour la première fois dans l’histoire
de l’humanité, c’est l’inverse de la globalisation qui s’observe. Qu’est-ce que
la globalisation selon Zemmour ? La libération des droits de douane,
l’acceptation de l’armée de réserve immigrée pour faire baisser les salaires,
tout cela afin d’organiser les échanges économiques pour générer du profit.
Bref,
je connais mon petit Zemmour - assez marxiste d’ailleurs - par cœur ! Et à la
fin des fins, la globalisation consiste à tous nous faire manger le même Big
Mac, à regarder les mêmes absurdités et à accepter la soumission de sa culture.
Mais le réel donne tort à cette théorie. On voit bien que la classe moyenne
chinoise n’est pas devenue révolutionnaire, elle ne s’est pas syndiquée à une
CGT contre le pouvoir… C’est pareil en Angleterre, ce n’est pas le résultat de
la mélancolie d’un peuple qui sent poindre la fin du monde. Ce sont des gens
qui ont voulu dire stop au mouvement de convergence. Ils ont même opéré une
divergence, puisque finalement ils entament un mouvement de déglobalisation.
E.
Z. Ce scrutin s’est fait sur
deux sujets, pour moi. D’abord sur les juges européens : les Anglais n’ont pas
supporté qu’ils remplacent les juges de Westminster alors qu’ils avaient
inventé la démocratie. Ensuite, les Blancs anglais n’ont plus supporté de ne
plus être dans leur pays. Regardez les chiffres : Londres a voté contre le
Brexit et l’Angleterre périphérique - pour parler comme Guilluy - a voté pour.
G.
D. Ça a été en partie un vote
social.
E.
Z. Oui, et je ne dis pas autre
chose. Mais Londres est une ville cosmopolite qui abrite les vainqueurs de la
mondialisation et des immigrés : elle a voté pour.
G.
D. Si l’on suit votre
raisonnement, ce sont donc les gens qui « subissent » directement
l’immigration, au sens où les immigrés sont leurs voisins, qui ont voté pour
rester en Europe ?
E.
Z. Je vous en supplie, épargnez-moi
le vieil argument des années quatre-vingt qui consiste à asséner que le vote FN
est inexistant là où se trouvent beaucoup d’immigrés… Évidemment, puisque ce
sont des quartiers dans lesquels il n’y a plus de Blancs ! À Londres il n’y a
plus que des riches Blancs et des Pakistanais. Il y a même des milices de la
charia qui empêchent les musulmans de manger ou de boire pendant le ramadan.
C’est ça, Londres. Il n’y a plus de Blancs pauvres, à ce titre-là c’est même
encore pire que Paris.
G.
D. Ça me paraît légèrement
caricatural ! C’est comme si on expliquait qu’au XIXe siècle c’était Dickens
partout.
E.
Z. C’était Dickens souvent,
oui. Vous savez ce que disait Stendhal en allant à Londres en 1820 : quand on
voit le sort des ouvriers anglais, on se venge des quatre coalitions et de
Waterloo.
Trouvez-vous
le clivage populistes-progressistes pertinent ou caricatural ?
G.
D. C’est de la politique, tout
simplement. Ce n’est pas sale de faire de la politique, notamment quand on
participe à une élection ! Que le président de la République s’adresse au camp
du progrès et veuille rassembler autour de lui tous ceux qui sont raisonnables
comme alternative à l’internationale des nationalistes, cela me paraît
légitime. Quand Emmanuel Macron attaque le hongrois Viktor Orbán, il ne le fait
pas d’abord pour attaquer Orbán mais pour mobiliser son électorat. Il rappelle
aux Français qu’il y a aussi un « Orbán » en France.
E.
Z. Carl Schmitt dit d’ailleurs
que la politique consiste avant tout à désigner un ennemi…
G.
D. Le mot « ennemi »
est peut-être un peu fort, mais un adversaire, en effet. En tout cas, le
président de la République fait une campagne politique qui s’appuie sur le
réel. Il est évident que le progrès au sens politicien du terme est plus du côté
de Macron que d’Orbán.
E.
Z. Le progressisme, pas le
progrès.
Vous
validez donc tous deux la stratégie de diabolisation ?
G.
D. Une stratégie n’est validée
que lorsqu’une élection est gagnée, donc l’avenir nous le dira. Certaines
personnes se satisfont de faire 1 % en gardant les mains pures, mais en
attendant ils ne font bouger aucune ligne. Il faudra ensuite que la campagne
laisse plus de place à la subtilité dans le développement, c’est évident. Il
n’est pas question de faire une campagne contre mais bien une campagne pour :
pour des propositions concrètes, pour un projet pour l’Europe. Je ne pense pas
qu’Emmanuel Macron ait désigné Viktor Orbán pour le juger illégitime dans son
propre pays. Alors, oui, je valide cette stratégie de campagne, oui, je pense
qu’elle peut gagner, et oui, je crois qu’elle peut servir à faire gagner les
intérêts de la France en Europe.
E.
Z. Je vais peut-être vous
surprendre mais je trouve cette analyse comme la plus conforme à la réalité en
Europe et en Occident. On pourrait choisir d’autres mots, et je sais que les
progressistes aiment s’arroger le progrès, mais le terme de populiste ne me
dérange absolument pas. Il laisse une place au peuple. Sociologiquement, sur le
fond, ce clivage est tout à fait juste. À vrai dire, les appellations que je
trouve très pertinentes sont celles de David Goodhart : les « somewhere » et
les « anywhere » . Ceux qui sont de quelque part et
ceux qui sont de partout ou de nulle part.
G.
D. Je suis d’accord avec le
constat. Mais mon travail est de pouvoir corriger ce constat au lieu de
succomber à la lecture marxiste d’un Zemmour. Notons que Marx a eu tort sur la
prophétie, puisque le capitalisme a mangé le communisme. Quand je trouve la
distinction entre populistes et progressistes pertinente, cela ne veut pas dire
que je porte un jugement moral.
La
civilisation européenne vous semble-t-elle menacée par l’immigration et par
l’islam ?
G.
D. Nous sommes trop souvent
naïfs ou stockholmisés, et je ne pense pas l’être. Pour autant, je crois
vraiment que l’islam en France, ce n’est ni Houellebecq ni La Mamounia
[palace de Marrakech, NDLR] , pour être clair. Le débat est entre les
deux. Mais je ne vois pas le lien entre les musulmans et l’immigration. Ce que
je vois, moi, c’est que les gens ont le droit de changer de religion.
E.
Z. C’est interdit par l’islam
et puni de la peine de mort.
G.
D. J’en connais, pourtant, qui
boivent du vin, qui sont devenus athées ; en France, chacun a le droit de
croire ou de ne pas croire. C’est la France : sa loi est supérieure aux lois
des religions. Je ne pense pas non plus que le problème soit la présence
d’immigrés en France. Le problème, c’est que nous avons manqué de fermeté pour
imposer notre modèle français. C’est assez différent. Je pense donc qu’il faut
être plus fermes, étant donné les excès du passé et notre inaptitude à
assimiler cette immigration. Mais contrairement à Zemmour, je ne pense pas
qu’il soit trop tard.
E.
Z. Vous me dites qu’il ne faut
pas être essentialiste mais existentialiste, et que les individus - et leur
liberté, donc - priment sur le groupe. Je connais cet argument, mais je vais
vous citer Engels : à partir d’un certain nombre, la quantité devient une
qualité. Benjamin Constant, qui n’était pas marxiste évidemment, disait quant à
lui : « Tout est moral dans les individus, tout est physique dans les
masses. Un individu est libre car il n’a en face de lui que des forces
équivalentes aux siennes. Dès qu’il entre dans une masse, il n’est plus libre.
»
Aujourd’hui,
dans d’innombrables villes ou quartiers, nous n’en sommes plus à des questions
de libertés individuelles. Je ne parle évidemment pas des musulmans qui habitent
dans le IXe arrondissement de Paris. Je vous parle des quartiers dans lesquels
vivent massivement des musulmans et dans lesquels les codes culturels ne sont
plus ni français ni européens. Ce que Boualem Sansal appelle les
« républiques islamiques en herbe ». Nous sommes dans des phénomènes
de masse et, comme l’a dit François Hollande, tout cela finira par une
partition. Vous dites ensuite que nous n’avons pas été assez fermes. Vous avez
parfaitement raison.
Les
élites françaises ont renoncé à l’assimilation parce qu’elles estimaient que
c’était colonialiste, et l’Europe a sa responsabilité. Écoutez l’article 1 de
la déclaration du 19 novembre 2004 : « L’intégration - on ne
parle déjà plus d’assimilation - est un processus dynamique à double
sens d’acceptation mutuelle de la part de tous les immigrants et résidents des
États membres. » Ça veut dire que tout le monde est à égalité.
G.
D. Soyons sérieux, l’Union
européenne ne dit pas que « Mohamed arrive en France, devient français, et
qu’on accepte juste l’échange mutuel » ! Relisez la phrase. [Éric
Zemmour la relit. ] Voyez, il est question de la notion de résident !
De résident étranger.
E.
Z. Ce que je veux vous dire,
c’est qu’aujourd’hui, les règles d’assimilation qu’on avait avant seraient
interdites par la Cour européenne des droits de l’homme. Et que cette
assimilation est rendue impossible notamment à cause d’une religion. L’islam
est un système juridico-politique. Ce n’est pas qu’une religion, mais un
système qui concurrence le code civil. La vérité, c’est qu’il y a de plus en
plus de voiles dans la rue, que les policiers n’osent plus appliquer la loi sur
la burqa. Et qu’il y a problème de nombre, de masse critique.
G.
D. Bien sûr qu’il s’agit pour
certains de marquer leur présence dans l’espace public. Et nous le combattons !
La loi sur le voile intégral, chez moi, à Tourcoing, est appliquée. Quand
j’étais maire, je refusais d’accorder des permis de construire à des mosquées
où l’on prévoyait des minarets. Si vous voulez me faire dire qu’on a pu être
trop naïfs et trop ouverts, je partage cette opinion. Mais je crois que cette
religion peut, avec plus de fermeté et du temps bien sûr, se séculariser.
Sinon, ce sera la guerre civile. Je sais aussi que certains considèrent que le
regroupement familial permet de faire venir trop de gens, mais le grand drame
c’est le droit d’asile dévoyé. En revanche, le sujet n’est pas la comptabilité
: je comprends bien que vous avez l’idée du grand remplacement…
E.
Z. Mais bien sûr que j’ai cette
idée. Vous pouvez vous moquer, je l’assume.
G.
D. Je ne me moque pas. Je dis
juste que des gens avec des origines et une culture différentes ne sont pas par
essence mes opposés. Je crois en la France car je crois qu’elle est une idée,
pas une race. Certes, l’Histoire se termine souvent mal. Il faut donc faire des
efforts pour que cela se termine bien. On gère très mal l’assimilation des
immigrés dans notre pays depuis de longues années.
E.
Z. Contrairement aux immigrés
d’antan, beaucoup d’immigrés d’aujourd’hui, que ce soit en France ou ailleurs,
viennent pour vivre comme au pays. Ils donnent à leurs enfants des prénoms
qu’on donnait au pays, ils vivent selon les règles du pays, ils regardent la
télévision du pays et parlent la langue du pays. Ils n’ont pas intégré un
nouveau pays d’accueil mais une diaspora. Ils agissent comme agissaient les
colonisateurs français en Algérie ou anglais aux Indes. Ils imposent leur
culture dans un pays étranger à un peuple indigène qu’ils méprisent. Ce ne sont
pas des immigrés, mais des colonisateurs.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire