jeudi 4 avril 2019

Darmanin-Zemmour : Europe, le grand débat (03.04.2019)


 Dans les locaux de Valeurs actuelles le 27 mars. Deux heures sur le ring. Photo © Romain Rouger


Publié le 03/04/2019 à 15:50

Valeurs actuelles a réuni l'un des ministres les plus politiques du gouvernement et l'écrivain phare de la droite française. Deux bretteurs qui se connaissent et s'apprécient. Deux conceptions souvent opposées de la civilisation. Deux choix de société pour un continent en déclin.

Quelles définitions donneriez-vous du zemmourisme, monsieur Darmanin ?
G. D. Il y a plusieurs périodes Zemmour, à mon sens. C’est un intellectuel de droite qui ne doit pas être enfermé dans une pensée globale. Quand j’étais étudiant puis militant et jeune élu, j’ai lu tous ses ouvrages. Certains m’ont plu tout particulièrement : l’Homme qui ne s’aimait pas est certainement un des livres que j’ai le plus relus. J’avoue moins apprécier Destin français car il ne remplacera pas Bainville. Et, dans ses derniers livres, je trouve qu’Éric Zemmour essaie un peu trop de faire rentrer la réalité dans ce qu’il décrit. Il devient un peu moins libre dans sa pensée qu’il ne l’était dans ses premiers ouvrages. Éric Zemmour, qui était attaché à une droite faisant la part belle à la liberté individuelle, devient, au final, très sartrien.

E. Z. Ah non, au contraire. Je suis très antisartrien ! Je suis de plus en plus essentialiste et non pas existentialiste.


G. D. Vous avez pourtant une explication très sartrienne sur l’État social…

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E. Z. C’est du marxisme. Et je ne récuse pas cette caractéristique-là dans mon explication du monde. En revanche, je ne considère pas qu’il y a plusieurs périodes dans mon œuvre. L’intellectuel Mathieu Bock-Côté, seul lecteur québécois à avoir lu mon Livre noir de la droite de 1998, m’a récemment confié qu’en vingt ans rien n’avait changé et que l’on retrouvait le constat actuel dans cet ouvrage. Dès la fin des années 1980, mon grand sujet de querelle a porté sur l’immigration et l’islam. Car nous ne sommes plus dans un phénomène d’assimilation des nouveaux immigrants mais dans un phénomène de défrancisation générale. Certes j’ai l’esprit de système, mais je ne veux pas faire rentrer de force le réel dans mon système. Au contraire, le réel rentre de plus en plus dans celui-ci, et parfois cela m’affole. En 1944, le fils Mauriac demandait à de Gaulle ce qu’il pensait de Maurras et il lui a répliqué : « Il est devenu fou à force d’avoir toujours raison. » Moi je dis à ma femme : « Tu m’enfermeras à l’asile : à force d’avoir raison je vais finir par devenir fou ! »

Éric Zemmour, comment définissez-vous le macronisme ?

E. Z. Depuis l’élection de notre président, j’explique que le macronisme repose sur l’alliance de deux bourgeoisies progressistes, l’une de droite et l’autre de gauche, qui veulent adapter la France à la mondialisation anglo-saxonne. Emmanuel Macron a, en fait, réalisé le rêve de Giscard : l’alliance entre l’UDF et la deuxième gauche.
G. D. Zemmour n’a pas tout à fait tort électoralement en parlant du macronisme comme cela. Une certaine bourgeoisie compose effectivement son cœur électoral même si ce serait nier l’ampleur du vote populaire et rural, ce qui serait donc très réducteur. Il y a les électeurs de droite orléanistes et les électeurs de gauche rocardiens, pour qui j’ai du respect. Il y en a aussi beaucoup d’autres, tant le président de la République a transcendé les clivages.
Au départ, je ne suis pas très attaché au macronisme, qui, parce qu’il ne se résume pas à une explication simpliste du monde, est d’ailleurs difficile à définir. Mais je suis attaché à Emmanuel Macron, un personnage très français, romantique au sens politique du terme. Il a tourné le dos au système, est difficile à catégoriser. À mes yeux, il correspond à l’homme providentiel qu’ont essayé de se choisir les Français.
J’ai rejoint Emmanuel Macron car je me suis opposé à François Fillon, représentant d’une mauvaise vision conservatrice. Je me sens aussi beaucoup plus proche de notre président que de Laurent Wauquiez, lequel incarne la chose la plus rétrécie que la droite française ait offerte à ses électeurs depuis très longtemps. Il y a, en revanche, beaucoup de Nicolas Sarkozy chez notre président actuel, dans son travail ou dans son côté affectif.
E. Z. Je suis d’accord, et c’est de plus en plus manifeste.
Cette droite qui s’est imbriquée dans le macronisme, que l’on pourrait qualifier, à votre exemple, de « darmanisme », comment la qualifierez-vous ? 
E. Z. Si on est méchant, on peut considérer que la figure de monsieur Darmanin est de l’arrivisme politique, qui a trahi son séguinisme d’origine. On peut aussi l’envisager, et c’est ainsi que je le vois, comme un épiphénomène, non représentatif du ralliement de la droite bourgeoise. Alain Juppé et Jean-Pierre Raffarin le sont davantage. En tout cas, je suis d’accord avec vous, Gérald Darmanin, Emmanuel Macron est très français, même dans son adaptation du libéralisme qui est un colbertisme et un saint-simonisme.
G. D. Pour mes choix politiques, je dirais que ceux qui ont les mains pures n’ont plus de mains à la fin. On peut se permettre d’avoir une idéologie pure lorsque l’on n’est pas dans l’action. Mais que serait un homme politique qui n’agirait jamais et ne serait pas confronté au réel ? Philippe Séguin était ministre des affaires sociales dans le gouvernement le plus libéral de la République… J’essaie d’incarner une droite populaire qui ne se confond pas avec la droite conservatrice. Dans le débat européen, j’ai été l’un des seuls députés UMP qui ait voté contre le traité de 2005 puis celui de 2012 car j’estimais qu’on trahissait la parole du peuple. A l’époque, Christian Jacob ou encore Laurent Wauquiez m’avaient sermonné parce que je ne votais pas pour un traité de Nicolas Sarkozy et d’Angela Merkel. Emmanuel Macron n’est pas comme ça et je me sens plus respecté dans ma liberté d’expression dans les rangs d’En marche que dans ceux de l’ex UMP.
E. Z. Justement, comment pouvez-vous être contre le référendum de 2005 avec un président militant pour la souveraineté européenne ? Idéologiquement, vous faites la culbute !
G. D. J’étais contre le fait qu’on ne donne pas la parole aux peuples et je pense que les choses mériteraient d’être revues, notamment à l’aune du départ du Royaume-Uni. Ce départ va être propice à une discussion européenne. Je ne suis pas toujours d’accord avec l’intégralité de ce que pensent certains marcheurs, et j’apporte ma voix dans ce que propose Emmanuel Macron. C’est ça la politique, apporter sa voix.
Vous venez tous les deux du séguinisme. Le 5 mai 1992, à l’Assemblée, Philippe Séguin prononçait ces mots : « La construction européenne se fait sans les peuples, elle se fait en catimini, dans le secret des cabinets, dans la pénombre des commissions, dans le clair-obscur des cours de justice. » Avait-il tort ?
G. D. Paradoxalement, le pouvoir se fait toujours dans la pénombre des cabinets, alors qu’il n’y a jamais eu autant de volonté de transparence. C’est d’ailleurs pour répondre à cette dérive que le président de la République a souhaité replacer les peuples au cœur du projet européen, à travers les consultations citoyennes. Philippe Séguin a été un très grand homme d’État sans pouvoir être un très bon homme politique, c’est là son malheur personnel. Quand il a été au gouvernement, il n’a pas remis en cause l’Acte unique. Il a accepté pendant très longtemps la vision très libéralo-européano-mondialiste de Jacques Chirac, avant de s’y opposer sur le tard…
E. Z. L’ADN de la construction européenne est contenu dans cette phrase de Philippe Séguin. Il n’y a pas de carences démocratiques : c’est le propre de la construction de l’Union européenne de s’être faite dans l’ombre, car ses fondateurs savaient que les peuples n’en voudraient pas. Ils étaient attachés aux nations alors que les pères fondateurs comme Jean Monnet voulaient leur disparition : à leurs yeux, elles signifiaient la guerre. La construction européenne consiste en fait en un vaste complot d’élites qui se croient éclairées contre les peuples qu’elles pensent enfoncés dans l’obscurantisme du nationalisme.
G. D. Cette critique n’est pas propre à Monnet et aux pères fondateurs : quand le général de Gaulle est arrivé au pouvoir en 1958, il n’a pas organisé de référendum sur l’Europe. Il n’a pas non plus demandé l’adhésion des peuples lorsqu’il a fait l’Union européenne…
E. Z. Le général de Gaulle a voulu utiliser l’union des six de la construction européenne de l’époque comme levier d’Archimède de la France pour retrouver son rang perdu à Waterloo. Si l’on se penche sur leur proximité géographique, on constate que cela correspond à l’empire de Napoléon : ce n’est pas un hasard, il s’agit de la zone normale d’influence française. Le général de Gaulle faisait cette analyse-là, et il avait même dit à Peyrefitte : « À six nous ferons autant que les États-Unis et l’URSS. » Sauf qu’aujourd’hui, ce sont les Allemands qui ont adopté la méthode gaullienne. C’est là l’échec français.
Emmanuel Macron avait appelé à défendre « une souveraineté européenne réinventée » devant le Parlement européen en avril 2018. Ce concept n’est-il pas un mythe ?
E. Z. Il n’y a pas de souveraineté sans nations et il n’y a pas de nation européenne !
G. D. Le président de la République ne dit pas l’inverse. Il ne dit pas autre chose que ce que disait jadis le général de Gaulle. Celui-ci n’a jamais nié le fait que l’on était des Européens. L’erreur est de penser qu’il n’y a pas de nations, de frontières, que le marché fait le bonheur des hommes. Ce délire fédéral, qui est celui d’une partie de la gauche et de la droite française, n’a jamais été le mien. Et je concède qu’il y a sans doute autour du président de la République des gens qui estiment que nous devons tendre vers ce but. Mais c’est une erreur, car ce n’est pas le réel.
E. Z. Il faut distinguer deux choses. Il y a d’un côté l’émergence économique de la puissance chinoise, le statut de la puissance américaine et l’abaissement de la puissance française. Mais Gérald Darmanin a parlé de civilisation, et je voudrais qu’il écoute cette phrase de Paul Valéry : « Toute race, et toute terre, qui a été successivement romanisée, christianisée et soumise, quant à l’esprit, à la discipline des Grecs, est absolument européenne. » C’est ça, l’Europe ! L’Europe n’est pas autre chose que ça. La crise de l’Europe repose d’abord sur l’abandon d’une civilisation, au double profit de l’économie de marché et d’une idéologie mondialiste. L’Union européenne a été un ferment fondamental de cela. Il y a une volonté de déni, par l’Union européenne, de sa propre civilisation. Avec une France malheureusement en première ligne, au moment de la décision par Jacques Chirac et Lionel Jospin de renoncer aux racines chrétiennes de l’Europe.
G. D. Je ne crois pas que ce soit totalement vrai culturellement. L’Union européenne nous offre des moments de satisfaction. Voyez ce que l’on a fait, à l’initiative de la France, sur les droits d’auteur : on a dit zut aux Américains et on a protégé les droits d’auteur et les droits voisins. C’est pour moi une victoire de la civilisation européenne. Quant à la phrase de Valéry, elle me semble frappée au coin du bon sens. C’est une évidence.
E. Z. Pas pour tout le monde ! Si vous demandez ce qu’il en pense à Pierre Moscovici, il vous dira que c’est pour exclure les musulmans qu’on dit ça…
G. D. J’ajouterais que les civilisations ne sont pas immobiles. Regardez les Américains : si on devait les définir, on parlerait de leurs origines anglaises, de leur goût pour la liberté, de leur monnaie unique et de la prégnance de la religion. Or, qui incarne aujourd’hui quelque chose de très nouveau chez eux ? Alexandria Ocasio-Cortez, une jeune congresswoman de 29 ans, latino, portoricaine… Je ne renie ni les racines chrétiennes ni les racines hellénistiques de l’Europe, mais les civilisations évoluent : le temps fait son office, se rajoutent un certain nombre d’histoires personnelles dont les musulmans font partie : les tirailleurs, les harkis par exemple, en ce qui concerne le « roman français ».
Le libéralisme, ou sa déviance, le néo libéralisme, semble être la doctrine consubstantielle de l’Europe. Est-ce un horizon dépassable ?
G. D. L’Europe n’est absolument pas libérale. Même le patronat français n’est pas libéral… Nous avons un système très redistributif et nous payons beaucoup d’impôts. Au contraire : l’Europe rate son moment libéral, car l’Europe souffre de son manque d’initiatives, de son manque de libertés individuelles. Je tiens aussi à dire que le marché commun, auquel je suis très attaché, n’est pas synonyme du concept de libre-échange. Sans marché commun, nos agriculteurs seraient lésés. Tout cela est éminemment politique, et c’est pour cela que les élections européennes sont importantes.
C’est-à-dire ?
G. D. Les sortants de ces élections sont les eurodéputés FN. Qu’ont-ils apporté ? Rien. Lors des prochaines élections, la vraie internationale sera nationaliste, et monsieur Salvini fait sa politique contre les intérêts français. Ce sont des gens qui ont organisé le manque d’influence française au sein des institutions européennes.
E. Z. Je vais avoir un point d’accord avec vous : aucun eurodéputé français ne sert à rien. Depuis trente ans, il y a une alliance entre le PPE et la sociale démocratie du PSE, les deux groupes majoritaires qui codirigent le parlement européen. Les Français y font de la figuration. La nouveauté c’est qu’avant, les Français avaient beaucoup de poste administratifs, même les postes de la commission sont dévolus aux Allemands.
G. D. Eric Zemmour va pouvoir voter pour la liste d’Emmanuel Macron ! Car notre stratégie consiste justement à empêcher le syndicat de copropriété du PPE et des socio-démocrates. Nous voulons pouvoir mettre un biais : notre liste n’ira ni au PPE ni chez les socialistes. Beaucoup de choses nous différencient de ces derniers, puisqu’Emmanuel Macron propose de remettre à plat les accords de Schengen. Il y a une troisième voie qui peut se construire avec d’autres pays.
E. Z. Je vais vous raconter une anecdote. Quand François Hollande a été élu, il avait dit qu’il renégocierait le traité budgétaire qu’avait négocié Nicolas Sarkozy et Angela Merkel. Et pendant toute la campagne, je disais aux socialistes qu’ils n’y arriveraient pas et qu’ils allaient céder. Comme vous, ils m’assuraient que la politique le permettrait. Résultat : les socialistes se sont couchés à la première heure. Il y a un rapport de force que vous n’allez pas ignorer vous aussi !
Quel regard posez-vous sur les démocraties de l’Est qu’Emmanuel Macron montre du doigt en dénonçant leur tentation « illibérale » ?
E. Z. Il y a deux choses différentes. D’abord, il y a la civilisation européenne, telle que je l’ai définie tout à l’heure, que seuls défendent les pays de l’Est. Et deuxièmement, il y a la démocratie illibérale. Il y a vingt ans, j’ai écrit un livre sur le coup d’État des juges. Ce qu’on appelle aujourd’hui la démocratie illibérale, c’est justement la démocratie, celle d’antan. Celle où la majorité du peuple a le pouvoir, et non pas des oligarchies judiciaires, technocratiques ou financières et des minorités telles que les groupuscules antiracistes, LGBT… qui font le pouvoir sous la protection du juge. Ça, c’est la démocratie libérale d’aujourd’hui, où l’oligarchie gouverne. Les démocraties des pays de l’Est sont en réalité la vraie démocratie.
Aujourd’hui, le général de Gaulle serait traité d’illibéral ! De Gaulle n’aurait jamais admis que le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État fassent la loi. Que les LGBT fassent la loi ! Aujourd’hui, le Conseil constitutionnel, la Cour de justice de l’Union européenne et la Cour européenne des droits de l’homme nous disent ce qu’il faut faire. Imaginez que l’on veuille supprimer le regroupement familial : nous serions condamnés immédiatement par la Cour de justice de l’Union européenne et par la Cour européenne des droits de l’homme.
G. D. Il y a de nos jours une attaque générale contre la démocratie. Desproges disait : « La démocratie est la pire des dictatures parce qu’elle est la dictature exercée par le plus grand nombre sur la minorité. » L’enjeu de la démocratie est d’éviter que la majorité, parce qu’elle est politiquement majoritaire, puisse donner juridiquement tort à un certain nombre d’oppositions.
Comment les démocraties ont-elles réussi à résoudre cette équation ? En inventant l’État de droit. Et que font les cours que vous évoquez ? Elles garantissent un minimum de droits accepté par le pouvoir souverain, puisque c’est la Constitution qui a créé le Conseil constitutionnel. Peut-être que le président de la République, au lendemain du grand débat, répondra aux problèmes économiques, de pouvoir d’achat, d’immigration, d’identité, de décentralisation, par des mesures de refondation institutionnelle. Mais je suis aussi très hésitant à toucher à nos institutions : c’est grâce à elles que, même à 10 % d’opinions favorables, François Hollande a pu envoyer des militaires au Mali, et elles sont une garantie importante pour rassurer les investisseurs et nos prêteurs.
E. Z. Moi je ne veux pas toucher aux institutions, je veux y revenir ! Il y a un dévoiement de la Ve République. Vous connaissez le mot de Marie-France Garaud ? « Mitterrand a tué la Ve République par orgueil, Giscard par vanité et Chirac par inadvertance. » Nous ne sommes plus dans la Ve République.
Nombre de gens reprochent à l’Union européenne d’être passée de normes économiques à des normes morales. Faites-vous ce constat ?
G. D. Ça ne me paraît pas infondé. Nous sommes partis d’un projet économique, et l’Union intervient de plus en plus sur des sujets qui relèvent de l’identité des nations. Éric Zemmour considère que les valeurs choisies par l’Union européenne sont de l’anti-morale européenne. Il ne reproche pas à l’Union européenne d’être morale. Il lui reproche le fait que ses valeurs ne soient pas les siennes, en clair.
E. Z. Exactement.
G. D. Donc il n’est pas anormal de constater qu’il y a aussi de la morale dans les jugements rendus par les Cours européennes.
E. Z. Il faut surtout poursuivre la question : les normes économiques ont entraîné les normes morales. Le mondialisme économique a entraîné un mondialisme moral.
G. D. C’est vrai dans toutes les sociétés. Il est par ailleurs étonnant d’être contre la mondialisation. On peut aussi être contre le soleil ou la pluie…
E. Z. Vous avez parfaitement raison, la mondialisation a toujours existé. On devrait parler de globalisation pour être plus juste, parce que c’est une idéologie.
G. D. Parfait. Mais il y a maintenant des événements nouveaux auxquels le logiciel Zemmour doit avoir du mal à s’adapter. Le Brexit, par exemple. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, c’est l’inverse de la globalisation qui s’observe. Qu’est-ce que la globalisation selon Zemmour ? La libération des droits de douane, l’acceptation de l’armée de réserve immigrée pour faire baisser les salaires, tout cela afin d’organiser les échanges économiques pour générer du profit.
Bref, je connais mon petit Zemmour - assez marxiste d’ailleurs - par cœur ! Et à la fin des fins, la globalisation consiste à tous nous faire manger le même Big Mac, à regarder les mêmes absurdités et à accepter la soumission de sa culture. Mais le réel donne tort à cette théorie. On voit bien que la classe moyenne chinoise n’est pas devenue révolutionnaire, elle ne s’est pas syndiquée à une CGT contre le pouvoir… C’est pareil en Angleterre, ce n’est pas le résultat de la mélancolie d’un peuple qui sent poindre la fin du monde. Ce sont des gens qui ont voulu dire stop au mouvement de convergence. Ils ont même opéré une divergence, puisque finalement ils entament un mouvement de déglobalisation.
E. Z. Ce scrutin s’est fait sur deux sujets, pour moi. D’abord sur les juges européens : les Anglais n’ont pas supporté qu’ils remplacent les juges de Westminster alors qu’ils avaient inventé la démocratie. Ensuite, les Blancs anglais n’ont plus supporté de ne plus être dans leur pays. Regardez les chiffres : Londres a voté contre le Brexit et l’Angleterre périphérique - pour parler comme Guilluy - a voté pour.
G. D. Ça a été en partie un vote social.
E. Z. Oui, et je ne dis pas autre chose. Mais Londres est une ville cosmopolite qui abrite les vainqueurs de la mondialisation et des immigrés : elle a voté pour.
G. D. Si l’on suit votre raisonnement, ce sont donc les gens qui « subissent » directement l’immigration, au sens où les immigrés sont leurs voisins, qui ont voté pour rester en Europe ?
E. Z. Je vous en supplie, épargnez-moi le vieil argument des années quatre-vingt qui consiste à asséner que le vote FN est inexistant là où se trouvent beaucoup d’immigrés… Évidemment, puisque ce sont des quartiers dans lesquels il n’y a plus de Blancs ! À Londres il n’y a plus que des riches Blancs et des Pakistanais. Il y a même des milices de la charia qui empêchent les musulmans de manger ou de boire pendant le ramadan. C’est ça, Londres. Il n’y a plus de Blancs pauvres, à ce titre-là c’est même encore pire que Paris.
G. D. Ça me paraît légèrement caricatural ! C’est comme si on expliquait qu’au XIXe siècle c’était Dickens partout.
E. Z. C’était Dickens souvent, oui. Vous savez ce que disait Stendhal en allant à Londres en 1820 : quand on voit le sort des ouvriers anglais, on se venge des quatre coalitions et de Waterloo.
Trouvez-vous le clivage populistes-progressistes pertinent ou caricatural ?
G. D. C’est de la politique, tout simplement. Ce n’est pas sale de faire de la politique, notamment quand on participe à une élection ! Que le président de la République s’adresse au camp du progrès et veuille rassembler autour de lui tous ceux qui sont raisonnables comme alternative à l’internationale des nationalistes, cela me paraît légitime. Quand Emmanuel Macron attaque le hongrois Viktor Orbán, il ne le fait pas d’abord pour attaquer Orbán mais pour mobiliser son électorat. Il rappelle aux Français qu’il y a aussi un « Orbán » en France.
E. Z. Carl Schmitt dit d’ailleurs que la politique consiste avant tout à désigner un ennemi…
G. D. Le mot « ennemi » est peut-être un peu fort, mais un adversaire, en effet. En tout cas, le président de la République fait une campagne politique qui s’appuie sur le réel. Il est évident que le progrès au sens politicien du terme est plus du côté de Macron que d’Orbán.
E. Z. Le progressisme, pas le progrès.
Vous validez donc tous deux la stratégie de diabolisation ?
G. D. Une stratégie n’est validée que lorsqu’une élection est gagnée, donc l’avenir nous le dira. Certaines personnes se satisfont de faire 1 % en gardant les mains pures, mais en attendant ils ne font bouger aucune ligne. Il faudra ensuite que la campagne laisse plus de place à la subtilité dans le développement, c’est évident. Il n’est pas question de faire une campagne contre mais bien une campagne pour : pour des propositions concrètes, pour un projet pour l’Europe. Je ne pense pas qu’Emmanuel Macron ait désigné Viktor Orbán pour le juger illégitime dans son propre pays. Alors, oui, je valide cette stratégie de campagne, oui, je pense qu’elle peut gagner, et oui, je crois qu’elle peut servir à faire gagner les intérêts de la France en Europe.
E. Z. Je vais peut-être vous surprendre mais je trouve cette analyse comme la plus conforme à la réalité en Europe et en Occident. On pourrait choisir d’autres mots, et je sais que les progressistes aiment s’arroger le progrès, mais le terme de populiste ne me dérange absolument pas. Il laisse une place au peuple. Sociologiquement, sur le fond, ce clivage est tout à fait juste. À vrai dire, les appellations que je trouve très pertinentes sont celles de David Goodhart : les « somewhere » et les « anywhere » . Ceux qui sont de quelque part et ceux qui sont de partout ou de nulle part.
G. D. Je suis d’accord avec le constat. Mais mon travail est de pouvoir corriger ce constat au lieu de succomber à la lecture marxiste d’un Zemmour. Notons que Marx a eu tort sur la prophétie, puisque le capitalisme a mangé le communisme. Quand je trouve la distinction entre populistes et progressistes pertinente, cela ne veut pas dire que je porte un jugement moral.
La civilisation européenne vous semble-t-elle menacée par l’immigration et par l’islam ?
G. D. Nous sommes trop souvent naïfs ou stockholmisés, et je ne pense pas l’être. Pour autant, je crois vraiment que l’islam en France, ce n’est ni Houellebecq ni La Mamounia [palace de Marrakech, NDLR] , pour être clair. Le débat est entre les deux. Mais je ne vois pas le lien entre les musulmans et l’immigration. Ce que je vois, moi, c’est que les gens ont le droit de changer de religion.
E. Z. C’est interdit par l’islam et puni de la peine de mort.
G. D. J’en connais, pourtant, qui boivent du vin, qui sont devenus athées ; en France, chacun a le droit de croire ou de ne pas croire. C’est la France : sa loi est supérieure aux lois des religions. Je ne pense pas non plus que le problème soit la présence d’immigrés en France. Le problème, c’est que nous avons manqué de fermeté pour imposer notre modèle français. C’est assez différent. Je pense donc qu’il faut être plus fermes, étant donné les excès du passé et notre inaptitude à assimiler cette immigration. Mais contrairement à Zemmour, je ne pense pas qu’il soit trop tard.
E. Z. Vous me dites qu’il ne faut pas être essentialiste mais existentialiste, et que les individus - et leur liberté, donc - priment sur le groupe. Je connais cet argument, mais je vais vous citer Engels : à partir d’un certain nombre, la quantité devient une qualité. Benjamin Constant, qui n’était pas marxiste évidemment, disait quant à lui : « Tout est moral dans les individus, tout est physique dans les masses. Un individu est libre car il n’a en face de lui que des forces équivalentes aux siennes. Dès qu’il entre dans une masse, il n’est plus libre. »
Aujourd’hui, dans d’innombrables villes ou quartiers, nous n’en sommes plus à des questions de libertés individuelles. Je ne parle évidemment pas des musulmans qui habitent dans le IXe arrondissement de Paris. Je vous parle des quartiers dans lesquels vivent massivement des musulmans et dans lesquels les codes culturels ne sont plus ni français ni européens. Ce que Boualem Sansal appelle les « républiques islamiques en herbe ». Nous sommes dans des phénomènes de masse et, comme l’a dit François Hollande, tout cela finira par une partition. Vous dites ensuite que nous n’avons pas été assez fermes. Vous avez parfaitement raison.
Les élites françaises ont renoncé à l’assimilation parce qu’elles estimaient que c’était colonialiste, et l’Europe a sa responsabilité. Écoutez l’article 1 de la déclaration du 19 novembre 2004 : « L’intégration - on ne parle déjà plus d’assimilation - est un processus dynamique à double sens d’acceptation mutuelle de la part de tous les immigrants et résidents des États membres. » Ça veut dire que tout le monde est à égalité.
G. D. Soyons sérieux, l’Union européenne ne dit pas que « Mohamed arrive en France, devient français, et qu’on accepte juste l’échange mutuel » ! Relisez la phrase. [Éric Zemmour la relit. ] Voyez, il est question de la notion de résident ! De résident étranger.
E. Z. Ce que je veux vous dire, c’est qu’aujourd’hui, les règles d’assimilation qu’on avait avant seraient interdites par la Cour européenne des droits de l’homme. Et que cette assimilation est rendue impossible notamment à cause d’une religion. L’islam est un système juridico-politique. Ce n’est pas qu’une religion, mais un système qui concurrence le code civil. La vérité, c’est qu’il y a de plus en plus de voiles dans la rue, que les policiers n’osent plus appliquer la loi sur la burqa. Et qu’il y a problème de nombre, de masse critique.
G. D. Bien sûr qu’il s’agit pour certains de marquer leur présence dans l’espace public. Et nous le combattons ! La loi sur le voile intégral, chez moi, à Tourcoing, est appliquée. Quand j’étais maire, je refusais d’accorder des permis de construire à des mosquées où l’on prévoyait des minarets. Si vous voulez me faire dire qu’on a pu être trop naïfs et trop ouverts, je partage cette opinion. Mais je crois que cette religion peut, avec plus de fermeté et du temps bien sûr, se séculariser. Sinon, ce sera la guerre civile. Je sais aussi que certains considèrent que le regroupement familial permet de faire venir trop de gens, mais le grand drame c’est le droit d’asile dévoyé. En revanche, le sujet n’est pas la comptabilité : je comprends bien que vous avez l’idée du grand remplacement…
E. Z. Mais bien sûr que j’ai cette idée. Vous pouvez vous moquer, je l’assume.
G. D. Je ne me moque pas. Je dis juste que des gens avec des origines et une culture différentes ne sont pas par essence mes opposés. Je crois en la France car je crois qu’elle est une idée, pas une race. Certes, l’Histoire se termine souvent mal. Il faut donc faire des efforts pour que cela se termine bien. On gère très mal l’assimilation des immigrés dans notre pays depuis de longues années.
E. Z. Contrairement aux immigrés d’antan, beaucoup d’immigrés d’aujourd’hui, que ce soit en France ou ailleurs, viennent pour vivre comme au pays. Ils donnent à leurs enfants des prénoms qu’on donnait au pays, ils vivent selon les règles du pays, ils regardent la télévision du pays et parlent la langue du pays. Ils n’ont pas intégré un nouveau pays d’accueil mais une diaspora. Ils agissent comme agissaient les colonisateurs français en Algérie ou anglais aux Indes. Ils imposent leur culture dans un pays étranger à un peuple indigène qu’ils méprisent. Ce ne sont pas des immigrés, mais des colonisateurs.


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